dimanche 10 juillet 2016

La légende du B3. Cinquième partie: Un américain et une américaine à Paris, Lou Bennett et Rhoda Scott

A huit ans d'intervalle, 1960 et 1968, alors qu'aux Etats Unis l'engouement pour l'instrument battait son plein à la suite du succès commercial des disques de Jimmy Smith, deux organistes, comme ce dernier initialement influencés et formés par la pratique de l'accompagnement des chants religieux à l'église, traversent l'atlantique pour venir s'installer à Paris. Ils connaîtront l'un et l'autre une brillante carrière européenne, et pour l'une encore à ce jour puisqu'il s'agit de Rhoda Scott que nous attendons avec une grandissante impatience ici même pour la deuxième édition du Festival de Jazz de Saint Etienne les Orgues (la bien nommée en l'occurrence, même si d'après Guy Barruol et al. l'étymologie du toponyme serait plutôt à chercher du côté d'une origine latine relative à l'indication d'une source).

Lou Bennett et Rhoda Scott (1996. Source TTH)

Lou Bennett:

Né en 1926 à Philadelphie et d'origine martiniquaise par son père, Jean-Louis Benoît, dit Lou Bennett, se forme très tôt à l'orgue liturgique avec ses deux grands parents, le grand père pasteur baptiste à Baltimore dans le Maryland, et la grand mère près de laquelle il fait l'apprentissage de l'accompagnement du chant choral  à l'église, au piano et à l'harmonium. Il apprendra en outre le tuba, ce qui selon  Geoff Alexander, auteur d'une excellente étude de 50 pages intitulée “The Jazz Organ: A brief history” n'est pas sans rapport avec son goût pour les basses puissantes  au pédalier. C'est sous l'influence de Wild Bill Davis qu'il se mettra au Hammond, même si, comme le précise également Alexander, on retrouvera surtout ultérieurement  sur son jeu l'influence de Jimmy Smith.


Cordonnier le jour, musicien la nuit, c'est ainsi que Lou Bennett fera ses débuts dans les clubs de Baltimore, avant d'intégrer l'armée en 1943.  Libéré, ses tournées avec son trio dans l'est des Etats Unis le mèneront à New York et dans ses clubs de jazz,  au Minton's Playhouse et au Small's Paradide où il fera la rencontre de Babs Gonzales. On se souvient que c'est Babs Gonzales qui avait introduit Jimmy Smith auprès de Frank Wolff et d' Alfred Lion, les deux patrons des disques Blue Note. C'est ce dernier ainsi que selon une autre source Daniel Filipacchi qui l'encourageront à venir s'installer en France.


Arrivé en 1960, il ne tardera pas à être remarqué et sollicité pour l'enregistrement d'un premier disque pour RCA, “Amen”, lequel rencontrera un grand succès dès sa sortie. Ce qui suit n'est qu'un extrait, le disque devenu introuvable ou vendu fort cher en occasion se trouve à présent au catalogue de
Gallica, le site de la BnF, autrement dit en accès payant via iTunes ou Deezer dans le cadre du partenariat signé entre BnF-Partenariats et Memnon Archiving Services. Cette privatisation du domaine public avait d'ailleurs déclenché une grande polémique il n'y a pas si longtemps.



“Au Ring Side, il y avait du beau monde, dans la salle comme sur scène. La combine consistait à engager des stars pour une semaine. On pouvait avoir Chet Baker ou Sonny Rollins. Mais surtout c'était pas loin de Pleyel, alors dès qu'il y avait un concert de jazz là-bas, les types débarquaient pour boeufer en deuxième ou troisième partie de soirée. Jimmy Smith est venu comme ça.”


“En 1956, le Ring Side déménage rue d'Artois, près des Champs Elysées. Kenny Clarke devient en quelque sorte le patron, une caution très importante pour les jazzmen américains qui viennent jouer en France. On baptise ce nouveau lieu le Blue Note”

J'ai extrait ces deux passages du livre “Le Roi René”, le magnifique ouvrage qu'a consacré la romancière Agnès Desarthe à la vie de René Urtreger pour situer le contexte de cette capitale trépidante du Jazz qu'était devenue Paris en ces années là et où Lou Bennett avait choisi de s'établir. Il devint précisément dès son arrivée en 1960 l'organiste attitré du Blue Note, formant avec Kenny Clarke et le guitariste Jimmy Gourley la section rythmique maison, dévolue à l'accompagnement des jazzmen américains de passage, comme ici le saxophoniste alto Herb Geller. Il arrivera à Jimmy Gourley d'être remplacé par René Thomas ou plus tard par André Condouant. La qualité audio et video est des plus médiocre mais c'est un des rares témoignages préservés de cette période dans l'activité  de Lou Bennett.


Après encore plusieurs disques aux titres évocateurs des origines religieuses de son art, “Echoes And Rhythms Of My Church”, “Pentacostal Feeling” (en grande formation avec des arrangements signés du trompettiste Donald Byrd qui avait comme lui à cette époque suivi les cours de Nadia Boulanger), Lou Bennett continuera à faire les beaux soirs du Blue Note jusqu'en 1968 et multipliera les tournées dans toute l'Europe pour finir par s'installer en Espagne, à Barcelone puis à Madrid.

“Pentacostal Feeling” est à présent réédité
dans la collection “Jazz in Paris”, sous le numéro 62

Lou Bennett, passionné d'électronique, cherchera à alléger et améliorer les performances acoustiques du B3,  le rendu des basses entre autres, en en modifiant certains circuits. Il mettra au point en 1978 un prototype de sa “Bennett Machine” dérivé de l'instrument d'origine, en quelque sorte un ancêtre des synthétiseurs avec ses “voix” rajoutées.


On retrouvera encore Lou Bennett dans une de ses rares vidéos disponibles avec ce document capté à Prague où on entend accompagné par le jeune  guitariste Philippe Catherine (à ne pas confondre avec le chanteur) et le batteur Franco Manzecchi. 


Cette dernière vidéo plus tardive, datant de sa période espagnole, nous fait voir et entendre le trio de Lou Bennett  accompagnant le saxophoniste  Abdu Salim:

et 

Rhoda Scott:

Née à Dorothy dans le New Jersey un 4 juillet 1938, Rhoda Scott, fille d'un pasteur de l'A.M.E. (African Methodist Episcopal Church), apprend la musique à l'église de son père, accompagnant très tôt les offices et les chorales de Gospel dans les églises avoisinantes. Elle apprend la musique classique au piano  et décroche à l'âge de 25 ans un Grand Prix de la Manhattan School of Music à New York. Au sein d'une petite formation de jazz elle choisit de se consacrer préférentiellement à l'orgue dont elle avait eu déjà eu sa première expérience à l'âge de sept ans à l'église.


La première chose, dira-t-elle, qu'elle fit à cette époque fut de se déchausser afin de se sentir plus à l'aise au pédalier, habitude qu'elle conservera et qui la fera surnommer “The barefoot lady”.  Count Basie la découvre et la fera jouer dans son club à Newark. Elle sera aussi remarquée par Eddie Barclay qui la fait venir pour un premier engagement au Bilboquet en 1968 à Paris où elle s'installera définitivement. Elle y suivra comme avant elle Donald Byrd et Quincy Jones, les cours de contrepoint et d'harmonie de Nadia Boulanger au Conservatoire américain de Fontainebleau. 



Une carrière nationale et internationale démarre alors pour Rhoda Scott dont la notoriété auprès d'un public plus large que celui du jazz doit beaucoup à ses débuts à quelques passages très remarqués à la télévision française, dont cet interview avec Denise Glaser au début d'un extrait du documentaire “The Barefoot Lady”, diffusé sur il y a quelque temps sur Mezzo.


Contrairement à Lou Bennett, dont il n'existe pratiquement pas ou très peu d'archives filmées sur YouTube, Rhoda Scott y apparait très souvent, dans des contextes variés, captés en près d'une cinquantaine d'années tout au long d'une activité musicale éclectique, sachant se jouer des frontières de genres, pur jazz, classique, chant religieux du gospel, chant profane, car elle chante, s'accompagnant elle même, n'hésitant pas en quelques occasions à emprunter au répertoire d'une certaine musique de variété, au meilleur sens du terme.


J'ai choisi en prélude apéritif au concert du 22 juillet un certain nombre de ces clips, sur la cinquantaine disponible, montrant Rhoda Scott en pleine action devant son Hammond B3. Ils sont de qualité technique inégale et j'ai privilégié  le plus possible la clarté de la prise de son et de l'image, à moins que l'intérêt documentaire n'en justifie la sélection.

Rhoda Scott a ici trente quatre ans dans “Moanin” , la célèbre composition de Bobby Timmons, le pianiste des Jazz Messengers d'Art Blakey. Elle y donne toute la mesure du talent qui l'avait fait reconnaître comme une organiste de tout premier plan, maîtrisant à la perfection toutes les possibilités d'un instrument dont elle était avec Lou Bennett l'une des rares à jouer en France.


La voici à présent avec la grande La Velle, disparue en février dernier, sur la grande scène du  théâtre antique au Festival de Jazz à Vienne, au moment où il fait encore jour, mais où commencent à s'allumer les projecteurs. C'était en 2011, avec un spectaculaire choeur de Gospel interprétant “Amazing Grace”. De toute évidence, il s'agit là pour Rhoda Scott d'un retour à ce qui fut pour elle dès l'enfance la source et l'âme de toute sa musique.




En 2010, Rhoda Scott était la vedette du Festival de Jazz de Pecs en Hongrie. Elle y interprète un de ses morceaux favoris, “Pistachio”, avec la tromboniste Sarah Morrow. Julie Saury est à la batterie et c'est en quelque sorte une variante du Lady Quartet que nous entendrons bientôt à Saint Etienne les Orgues.


Un petit retour en arrière en 1975 (ou 1977 ? )  avec une introduction démontrant toute l'agilité de Rhoda Scott au pédalier, suivie du très funky “Mercy, Mercy, Mercy” que Joe Zawinul avait composé pour le quintet de Cannonball Adderley, et devenu l'un des grands “tubes” du jazz. Cees Kranenburg était à la batterie.


Nous rappelant sa solide formation classique, Rhoda Scott exécute dans cette archive I.N.A. d'une émission de télévision datée de 1977 la Toccata et Fugue en ré mineur de Jean Sébastien Bach.


La suite de cette archive est  un Gospel interprété par Rhoda Scott, Eddy Mitchell, Nicole Croisille et le choeur des Peppermint. On l'a dit, depuis ses premières apparitions à la télévision, Rhoda Scott jouissait d'une enviable popularité et peu nombreux étaient les  musiciens de jazz à pouvoir être ainsi diffusés  en direct à une heure de grande écoute dans une émission de variétés. Il faut dire que le style du Gospel s'y prêtait assez bien.


Retournons à Vienne où Rhoda Scott joue et chante aussi le blues à la perfection et avec beaucoup de feeling comme ici avec le saxophoniste Ricky Ford. C'était en 2006 lors de la 26 ème édition de Jazz à Vienne.


A Vienne encore, dont Rhoda Scott est une invitée régulière, un superbe enregistrement en grande formation, avec la chanteuse Cecile Mc Laurin-Salvant, le vibraphoniste vétéran Michel Hausser, grande figure du jazz français, et le fastueux décor sonore déployé par l'Amazing Keystone Big Band. Un pur régal, une de ces soirées où l'on se dira longtemps que décidément, il était bien d'y être.



C'est aussi, j'espère, ce que se diront à la fin de son concert les spectateurs venus à Saint Etienne les Orgues pour écouter Rhoda Scott, beaucoup sans doute pour la première fois. Voici une captation au Sunside avec ce Quartet de filles que nous entendrons au Théâtre de verdure, et composé de Sophie Alour (je l'adore)  au saxophone ténor, Lisa  Cat-Berro au saxophone alto (elle aussi) ainsi que l'excellente Julie Saury à la batterie autour de Lady Rhoda Scott. La composition est à nouveau ce “Pistachio“ écrit par Pee Wee Ellis, saxophoniste et arrangeur dans l'orchestre de James Brown dont j'ai bon espoir que nous ayons la chance de l'entendre bientôt en direct.


Et puis, puisque j'ai très peu parlé des très nombreux disques enregistrés par Rhoda Scott en cinquante ans de carrière, je n'en  retiendrai de façon totalement arbitraire que l'excellent  “Very Saxy”, un double album enregistré live au Méridien de Paris, avec les saxophonistes Ricky Ford (CD 1)  et Houston Person (CD 2). Ici, Houston Person fait bien swinguer  C Jam Blues.


Dans cette courte interview, pour terminer par ses propres mots, Rhoda Scott nous rappelle encore une fois sa conception du jazz et de la musique en général:


Nul doute qu'à la suite de sa consoeur Shirley, Rhoda soit aujourd'hui en droit de prétendre elle aussi au titre de “Queen of the Organ”. Rhoda Scott, ou la générosité, la passion, le talent, l'ouverture. Rendez-vous le 22 juillet au soir au théâtre de verdure de Saint-Etienne les Orgues.

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