lundi 25 avril 2016

La fille sur l'internet. Traduction française d'un article de Thomas Cuniffe sur Camille Bertault.


A l'occasion de  la diffusion par Alex Dutilh le mercredi 27 avril sur France Musique d'un épisode de l'émission  Open Jazz consacré au premier disque de la chanteuse Camille Bertault, dont le CqJ s'était fait l'écho enthousiaste dans ses dernières chroniques, on trouvera ici la traduction française d'un article  élogieux et documenté, signé par Thomas Cuniffe et publié sur son site jazzhistoryonline.com

The girl on the internet
Il y a de de grandes réussites qui  tiennent parfois à peu de choses. Un jour, courant  2015, la chanteuse de jazz française Camille Bertault échoua à son examen du conservatoire.  Pour se remonter le moral elle écrivit des paroles sur l’une des compositions les plus connues de John Coltrane. Celles-ci parlaient du « pas de géant » que constituait le fait de réaliser qu’il valait mieux accorder plus d’importance à ses propres attentes qu’à celles des autres. 

Après avoir  installé une caméra video, elle s’enregistra sur  la version originale de Coltrane pour ensuite télécharger sa performance  sur Facebook à l’intention de ses amis. La vidéo apparut sur « Jam of the week » et devint virale en quelques jours. Les non francophones n’eurent pas accès  au sens des paroles de Camille Bertault, mais tous ceux qui la visionnèrent de par le monde furent impressionnés par la déconcertante précision avec laquelle elle reproduisait en scat le solo de Coltrane, sur un tempo particulièrement rapide.



Tout au long de l’année dernière, Camille Bertault est devenue un phénomène de l’internet. Elle a mis en ligne une douzaine de videos pour ses pages YouTube et Facebook, lesquelles ont pratiquement 
toutes  suscité des milliers de vues. 

Camille Bertault sait donner a chacune de ses vidéos une touche visuelle originale en les enregistrant en différents lieux, portant des tenues variées. Sur un de ses clips, Camille Bertault dispose la caméra en contre plongée et chante le solo torride (blistering, NdT) de Brad Mehldau sur Anthropology, vêtue s’un sweater vert à col roulé, de bretelles rouges, d’un chapeau ajusté serré avec des lunettes de soleil. 


Sur un autre solo de Mehldau elle est assise par terre, vêtue d’un haut  noir sans manches, tenant un chat serré dans ses bras. 



Le chat apparait aussi dans une autre vidéo ou Camille Bertault, étendue sur son lit chante un solo du trompettiste Eric Le Lann, mais le félin quitte le champ rapidement.  Apparemment son chat n’est pas un amateur de trompette. 




Son doublage vocal du  Frevo Novo » d’Hermeto Pascoal est d'une grande fraîcheur. Elle y monologue à l'intention  de son auditeur, s’amusant à rouler des yeux de façon très comique, effet encore accentué par ses lunettes papillon.


Les vidéos de Camille Bertault ne sont pas toutes des transcriptions. Elle a créé une étonnante version solo du « Freedom Jazz Dance » d’Eddie Harris en utilisant  une pédale loop. 



Elle a par ailleurs exécuté une série de duos avec la chanteuse de jazz suédoise Sofie Sörman (dont une remarquable version du Tombeau de Couperin de Maurice Ravel) 



et donné une suite à sa transcription du solo de Cory Henry sur sa video du « Lingus » de Snarky Puppy sous la forme d’une version live du « Crazy in Love » de Beyoncé, avec Henry en personne aux claviers. Cette dernière vidéo a été enregistrée au Duc des Lombards, un club de jazz parisien tout proche de l’appartement de Camille Bertault. Henry avait reconnu Camille dans l’assistance et l’avait invitée à le rejoindre sur scène. Elle aurait dit-elle  écrit les paroles en français en cinq minutes.



L’essentiel des divers talents dont fait montre Camille Bertault dans ses videos sont le résultat  d’années d’entraînement intensif. Elle est née il y a 29 ans à Paris. Son père, Paul, est ingénieur du son et pianiste amateur et fut au début à l’origine de l’intérêt de Camille pour le jazz et le piano (le père et la fille ont récemment collaboré à une charmante version video du « You ‘ ve Changed » de Billie Holiday). 


Elle débuta ses études théoriques au Conservatoire de Paris à l’âge de huit ans. La famille déménagea dans le sud de la France alors qu’elle avait 13 ans , ce qui la fit s’inscrire au Conservatoire de Nice. Pendant sa scolarité elle étudia la piano, la composition et l’opéra, mais elle décida que la musique classique était un cadre trop restrictif pour son style. Elle étudia le théâtre et écrivit deux pièces avant de s’essayer à chanter du jazz à l’âge de 25 ans.

Pendant qu’elle étudiait avec les vocalistes Sara Lazarus et Pierre Bertrand, l’essentiel de ses influences vint des instrumentistes, un fait qui s’impose à l’évidence en écoutant les enregistrements de Camille Bertault. Une demo datant de 2013 (avec son père au piano) comporte cinq pistes, dont toutes sauf une sont basées sur des enregistrements classiques d’instrumentistes. 

Sur ce court programme les paroles en français font forte impression et ses solos en scat démontrent qu’elle avait déjà développé son propre style. Lorsque elle enregistra son plus récent CD « En Vie »,  son art avait déjà progressé  à un niveau étonnant.



Paradoxalement, « En Vie », qui vient d’être récemment publié sur le label « Naïve » en Europe et « Sunnyside » aux USA fut enregistré juste avant que Camille Bertault n’ait commencé à créer ses vidéos sur Internet. Elle avait  trouvé une première audience en France en faisant appel au financement participatif  pour la production de son album. 

Quand les vidéos de Camille lui valurent son succès dans le monde entier, le producteur vétéran Mat Pierson se proposa de sortir le disque, ou l’on entend la superbe section rythmique composée de Olivier Hutman au piano, Gildas Boclé à la contrebasse et de Antoine Paganotti à la batterie. La très forte affinité de Camille Betault pour le classicisme du jazz Blue Note se fait sentir dans les trois premières plages du CD. 

Le titre d’introduction « Quoi de plus anodin » est son adaptation de du « Empty Pockets » de Herbie Hancock, qui fut le premier titre enregistré par ce dernier, en l’occurrence dans « Takin’ Off », son premier album pour Blue Note. 



Le troisième morceau qui s’ouvre par un envoûtant dialogue en liberté entre Camille et Gildas Boclé est le « Infant Eyes » de Wayne Shorter, l’un des thèmes tout à fait remarquables de «  Speak no Evil » . 


Mais sa profonde immersion dans le  style classique Blue Note se confirme pleinement entre ces deux titres avec une composition originale intitulée « Course » dans laquelle sa voix se trouve triplée en re recording, sur un arrangement qui fait penser aux Jazz Messengers d’Art Blakey, et particulièrement aux unissons trompette, saxophone trombone de Freddie Hubbard, Wayne Shorter et Curtis Fuller. 


On retrouve l’enregistrement multi-pistes  sur le morceau « A l’Amer tume », avec  l’utilisation de voicings  significativement différents pour cet arrangement. 

« The Peacocks », la composition de Jimmy Rowles subit une complète transformation, avec un traitement en deux temps, faisant d’abord entendre les nouvelles paroles en français chantées dans le tempo original d’une ballade. L’improvisation s’envole ensuite, flottant  sur un rythme animé en 5/4. 



Son solo sur l’original « Tatie Cardie » se présente comme une folle équipée  ou Camille tout en bourdonnant  des lèvres sur un tempo indéfini, improvise des traits rapides comme l’éclair, emplis d’intervalles étonnants et inattendus. 

Le « Prelude to a Kiss » de Duke Ellington expose un autre versant de ses  prouesses d'improvisation, alors que son solo rappelle les vocaux imitant la trompette de Bobby Mc Ferrin sur la bande son du film de Bertrand Tavernier, « Round about Midnight »

Malheureusement le livret de Sunnyside contient seulement les paroles en français de Camille Bertaut, sans leur traduction. Elle a malgré tout donné  une description de ses textes à Bret Sverjin, de Sunnyside, et dont voici quelques extraits:

« Quoi de plus anodin » … est l’histoire d’un pickpocket. C’est le reflet de sa dure vie, avec un sentiment de blues à la fois léger et empathique. Le haletant « Course » évoque la vie au rythme frénétique de la cité. 

Les paroles de Camille Bertault sur « Infant Eyes » évoquent la pureté et la magie aperçues dans la lueur d’un oeil d’enfant. Inspirée d’une citation de Jacques Brel, le titre « En Vie » est un jeu de mots sur vivant et envie, aussi vivante que peut l’être le morceau même. 

« The Peacocks » de Jimmy Rowles connait une deuxième vie sous le titre « Cette nuit » où Camille Bertault imagine un rêve au sujet de paons, dans une ambiance étrange incorporant les couleurs  du plumage. 

Un autre jeu de mots se retrouve dans le titre « A l’Amer Tume » ou l’on peut entendre la mer aussi bien que l’amertume, avec des allusions  tant aux vagues  qu’au fait de se noyer dans la morosité. Le « Double Face » fait écho à l’aspect Janus de tout un chacun,  l’effervescence de la voix sans le recours aux mots venant soutenir de bout en bout une performance pleine de vie. 



Le récit de « Tatie Cardie » parle d’une vieille dame prenant le thé et soudain surprise par une explosion faisant trembler le sol et  et accélérant son rythme cardiaque. Le thème est magnifiquement renforcé par une exécution toute en rapidité de la formation ainsi que par son puissant lyrisme. La charmante interprétation de «  Prelude to a kiss » de Duke Ellington avec ses paroles originales exprime les sensations éprouvées juste avant un baiser. «  Satiesque » est écrit avec  à l’esprit le compositeur impressionniste Eric Satie ainsi que  son  influence.

Dans la mesure ou « En Vie » a été enregistré avant les videos de Camille, il sera particulièrement intéressant d’écouter son prochain CD. Je présume qu’elle  y incluera encore plus de références à un jazz contemporain, en plus de son fort enracinement  dans le style Blue Note. 



Il semble ces derniers temps que chaque album important fasse appel aux contributions extérieures d’artistes invités, mais dans le cas de Camille Bertaut, ce ne pourrait être qu’un avantage: alors  que « En Vie » prouve qu’elle est capable de soutenir seule un album entier de son cru, il serait instructif de l’entendre improviser en compagnie de quelques uns des jazzmen les plus avancés de l’époque. Elle a déjà trouvé une alchimie musicale avec Cory Henry, et je suis certain que d’autres musiciens de sa génération ne demanderaient pas mieux que de collaborer avec elle. 

En partageant sur internet son évolution à destination d’une audience globale, Camille Bertault a rendu évident le fait qu’elle possédait un talent phénoménal. 

Sans doute avait-elle échoué à son examen, mais il semble qu’elle soit désormais prête pour réussir ses études supérieures sur la scène mondiale.

L'album de Camille Bertault est annoncé sur Amazon comme disponible à partir du 29 avril.

Il est  disponible en version CD ou téléchargeable sur le site de Sunnyside, ainsi que sur Itunes.